On parle d’intelligence artificielle générative, certains évoquent une révolution… un « renouveau » dont nous ne devons « pas avoir peur », lit-on parfois. Cette seule précaution oratoire laisse généralement dubitatif : le plus souvent, alors, il faut justement en avoir quelque appréhension. Surtout quand on évoque l’introduction de cette IA dans un domaine comme le journalisme, là où tout l’objectif, au moins dans son éthique originelle, est l’arrimage au réel, la restitution d’icelui, la recherche de la vérité dans la pleine compréhension des différents enjeux en présence.
Non seulement l’IA générative compulse ce qui a déjà été créé, et donc s’adosse potentiellement sur des erreurs, mais elle « crée » aussi : et ce pouvoir pose nécessairement question.
Une révolution à vitesse grand V
Qu’est-ce que l’IA générative ?
Prenons la réponse de Chat GPT lui-même, lancé en novembre dernier : « L’IA générative est une branche de l’intelligence artificielle qui vise à créer des modèles capables de générer des données ou des contenus de manière autonome. Elle utilise des algorithmes d’apprentissage automatique pour analyser des ensembles de données et créer des modèles qui peuvent ensuite être utilisés pour générer de nouveaux contenus. Ces contenus peuvent être des images, des textes, des musiques, des vidéos, ou même des programmes informatiques. L’IA générative est utilisée dans de nombreux domaines, tels que la création artistique, la production de médias, la modélisation de phénomènes complexes, ou encore la simulation de comportements humains. »
Analyse, création, production.
Le secteur du journalisme ne pouvait manquer de lorgner de ce côté-là, surtout dans une période où les difficultés économiques vont croissant pour la presse papier, mais également pour les autres médias en ligne où la crise et l’ère du gratuit ont grignoté ses forces vives. Depuis des mois, de nombreux PDG de la presse affichent leur volonté d’aller sur ce terrain de l’IA, futur journaliste consacré, à la superbe déjà affirmée.
Mais à quel prix ?
L’offensive IA : aux journalistes de tuer le journalisme ?
Le 19 juin, le journaliste Anton Rainer du Der Spiegel a publié sur Twitter les extraits d’un courrier interne aux employés d’Axel Springer, le groupe médiatique le plus important en Allemagne, qui possède plusieurs médias d’influence, dont le tabloïd Bild et le journal conservateur Die Welt. Son PDG, Mathias Döpfner, y évoquait tout bonnement une « offensive IA » qui devrait accélérer son objectif final du « tout numérique ». L’IA offre « d’énormes opportunités de donner aux journalistes plus de temps pour la recherche et la créativité », peut-on y lire. Il mentionne le licenciement de collègues qui sont « remplacés par l’IA et (ou) les processus dans le monde numérique » : un autre « grand remplacement », technique celui-là.
Rien de vraiment étonnant : au début du mois, Mathias Döpfner avait annoncé son intention de constituer une équipe dédiée aux investissements-acquisitions dans l’IA. Un geste d’investisseur, sans doute, mais aussi, à terme, de réformateur, en ce sens qu’il voit l’IA comme un nouveau challenge, obligatoire : « L’intelligence artificielle a le potentiel de rendre le journalisme indépendant meilleur qu’il ne l’a jamais été – ou simplement de le remplacer ». Avec elle, « la création journalistique devient le cœur de notre métier, la production journalistique devient un sous-produit. (…) Seuls ceux qui créent le meilleur contenu original survivront. »
En mars, The Gardian révélait que le propriétaire du Daily Mirror et de l’Express avait publié ses premiers articles rédigés à l’aide de l’intelligence artificielle. « Tout a été produit par l’IA, mais les données ont évidemment été rassemblées par un journaliste, et c’est un éditeur qui a décidé si elles étaient assez bonnes pour être publiées. » On tente de nous rassurer : les humains demeurent. Mais déjà, pas partout visiblement, puisqu’il estimait qu’en certaines domaines, l’IA pourrait se débrouiller seule. Et puis jusqu’à quand ?
Même les organisateurs des championnats de Wimbledon présenteront pour la première fois de leur histoire, en juillet, des commentaires générés par l’IA dans des bandes vidéo accessibles via le site Web et l’application. On nous rassure aussi : « Dans tous les cas, il s’agit de compléter l’élément humain plutôt que de le remplacer », a déclaré la direction. Certes. Mais jusqu’à quand, aussi ? Cette première initiative est clairement un test, une étape vers la couverture complète des matches via l’IA.
Le pouvoir de l’IA : déjà des menaces pour les salles de rédaction
Dans les journaux, dans les salles de rédaction, on réagit, on avertit face à ce chaos programmé et les responsables envisagent des garde-fous. Digital Content Next, qui représente plus de 50 des plus grands médias américains, dont The Washington Post, vient de publier sept principes pour « le développement et la gouvernance de l’IA générative ».
Car les risques sont grands. Financier d’abord : l’IA cherchant et agrégeant des contenus en tout genre, il faut trouver les moyens de protéger sa production et d’être indemnisé. Mais le plus important se situe au niveau de la désinformation potentielle : l’IA peut facilement diffuser de fausses informations, et l’authentification se révèle parfois difficile, les exemples ne manquent pas. Le mois dernier, un compte Twitter vérifié appelé « Bloomberg Feed » a tweeté une fausse photo d’une explosion au Pentagone à l’extérieur de Washington DC, ce qui a entraîné une brève baisse des cours boursiers, le temps qu’elle soit démasquée. Imaginons les possibilités qui peuvent s’offrir à elle, ou à ceux qui la contrôlent – ou croient le faire…
Ce qui était un problème émergent est devenu d’un coup une urgence du jour. « Il y a quatre mois, je ne pensais ni ne parlais d’IA. Maintenant, c’est notre seul sujet de conversation », a déclaré Jim VandeHei, PDG d’Axios, site d’information lancé en janvier 2017, dans la lignée de Politico. « C’est le début de ce qui sera un enfer. (…) Ce pays verra une prolifération massive de déchets de masse. Est-ce réel ou n’est-ce pas réel ? Ajoutez cela à une société qui réfléchit déjà à ce qui est réel ou “non réel”… »
La fascination de l’IA : trois quarts des internautes lui font confiance
On aurait pu imaginer une saine réaction de la part de Madame Michu, face à cette puissance dont le contrôle s’avère difficile à envisager, à plus forte raison dans un domaine sensible tel que le journalisme, dans une époque où toute réaction est régie par l’information, qu’elle soit bonne ou mauvaise. Or, d’après une récente étude de Capgemini, un sondage en ligne mené auprès de 10.000 internautes dans le monde, 73 % des internautes font confiance à ces contenus, ce qui est considérable.
85 % des répondants connaissent l’existence des IA génératives, plus de la moitié les ont déjà testées. Et 53 % disent faire confiance à ces logiciels pour gérer leurs finances, 67 % pour des diagnostics et conseils médicaux et même 66 % pour des conseils liés à leur vie personnelle… Même si certains émettent des craintes quant à la création de fausses informations.
Autant de chiffres qui prouvent que les internautes adhèrent largement à cette nouvelle technologie encore peu connue mais tellement séduisante : « les risques associés sont encore très mal compris » selon le cabinet. De parfaits cobayes pour le journalisme du monde de demain.